Paris Match | Publié le 26/12/2020 à 07h00 |Mis à jour le 26/12/2020 à 08h30 De notre envoyé spécial aux Bahamas Olivier O’Mahony

60 ans d’agressions sexuelles. Une affaire plus sordide encore que celle de Jeffrey Epstein.
« Je ne mords pas… » Peter Nygard rassure sa proie. On l’appellera Jane, elle a 14 ans et rêve de devenir mannequin. Il en a 60 et dirige un empire du prêt-à-porter. Quelques jours plus tôt, le 4 juillet 2001, à Nassau, capitale des Bahamas, l’ado a eu la malchance de rencontrer une vendeuse de son nouveau magasin du centre-ville, qui lui a proposé un rendez-vous avec le « boss ».
Chez lui. Jane a accepté, ravie de faire la connaissance de ce milliardaire excentrique, haut en couleur, un philanthrope qui, sait-elle, finance nombre d’œuvres de charité sur l’archipel. L’accueillant dans son domaine, il lui propose de le suivre dans son bureau, à l’étage, pour parler « business ». Elle se retrouve dans une chambre à coucher. Un écran géant y diffuse un film porno à caractère scatologique. Nygard, déjà nu, lui ordonne de se déshabiller. Abasourdie, elle s’exécute. Encore vierge, elle pleure quand il commence à la pénétrer. Impossible de se débattre ou de s’enfuir : il pèse plus de 100 kilos, mesure 1,88 mètre. « C’est bon, tu peux partir », lâche-t-il à la fin, en lui tendant une enveloppe remplie de dollars. Jane tentera d’oublier l’agression. En vain. Le 13 février dernier, elle a décidé de porter plainte.
Pour Shannon Moroney, célèbre psychothérapeute canadienne chargée de soutenir plusieurs des victimes, Peter Nygard serait un clone de Jeffrey Epstein, mais « en dix fois pire ». La perversité de ses fantasmes va « beaucoup plus loin ». Parmi les dix plaignantes initiales, plusieurs font état d’actes de scatologie extrêmement répugnants. Impossible de lire les 270 pages de la plainte déposée par l’avocat Greg Gutzler sans avoir des haut-le-cœur. Selon ce document, Nygard faisait souvent boire ses victimes et, à leur insu, leur administrait la drogue du viol. Comment a-t-il pu persévérer aussi longtemps sans être inquiété ? « Je n’avais jamais entendu parler de ce personnage jusqu’à il y a deux ans et demi, révèle Greg Gutzler, qui défend Jane et 56 autres plaignantes. Mais, récemment encore, une accusatrice s’est manifestée pour un viol qui aurait eu lieu entre la fin des années 1950 et le début des années 1960… Ce qui signifie qu’il pourrait avoir sévit depuis une soixantaine d’années ! »

C’est que la vie de Nygard a longtemps relevé de la « success story » plutôt que du film d’horreur. Peter Nygard, de son vrai prénom Pekka, est né dans le plus grand dénuement, en 1941, en Finlande. Ses parents, d’anciens fermiers devenus boulangers, réussissent à obtenir l’asile politique en 1952 au Canada, s’appuyant sur la peur d’une invasion soviétique. Ils ouvrent alors une boulangerie à Winnipeg, capitale de la province du Manitoba.
Le jeune Peter, adoré par sa maman, a une personnalité truculente. Belle gueule auréolée d’une longue crinière blonde, bon élève, il décroche un diplôme de commerce à l’université du Dakota du Nord, aux Etats-Unis. C’est surtout son talent de vendeur qui est hors pair. Une petite marque de prêt-à-porter l’embauche, avec à la clé 20 % du capital. A 29 ans, il fait l’acquisition de l’entreprise, qu’il rebaptise Nygard International, sans crainte d’étaler son ambition. Son filon, c’est le vêtement bon marché pour ménagère de l’Amérique profonde. La presse américaine le sacre « roi du polyester ». Il va multiplier les points de vente, jusqu’à Times Square, en plein cœur de New York, où, jusqu’au début de cette année, son nom scintillera en néons bleus. Nygard n’a peur de rien. Quand survient la crise des subprimes de 2008, il déclare que son business est en « pleine expansion » car il a décidé d’« ignorer la récession ». Et il semble avoir raison. Sa fortune est estimée à 900 millions de dollars, soit près de deux fois celle de Jeffrey Epstein.

Epstein s’était offert Little Saint James, une île posée dans les eaux turquoise des Caraïbes, où il pouvait entraîner de très jeunes adolescentes sans que personne ne lui pose de questions. C’est à Lyford Cay, une presqu’île à une demi-heure de Nassau, que Peter Nygard construit son royaume, Nygard Cay. L’endroit est une enclave pour super-riches, protégée par des doubles grillages rehaussés de caméras. Impossible d’y entrer sans y être invité : il faut franchir un check-point où des gardiens de sécurité intiment aux curieux l’ordre de faire demi-tour. Aux Bahamas, les plages sont publiques, sauf celles de Nygard Cay, isolées par un labyrinthe de canaux. Peter Nygard s’y construit une sorte de Luna Park de 15 000 mètres carrés, un palais de style maya où des statues géantes crachent du feu. Il est le grand pourvoyeur de fonds du PLP, le Parti libéral progressiste, de centre gauche, qui se targue de représenter les intérêts de la majorité noire du pays. Mais c’est lui le vrai roi des Bahamas.
il a fait de sa propriété des Bahamas une enclave de dépravation protégée par des caméras, des grillages et… le gouvernement
Ce père de dix enfants, nés de huit femmes différentes, ne fait guère mystère de ses frasques sexuelles : son jet privé, un Boeing 727, est équipé d’une barre de pole dance sur laquelle virevoltent de jeunes strip-teaseuses… Tout le monde sait qu’il multiplie les girlfriends, dont la sulfureuse Anna Nicole Smith, veuve d’un milliardaire de 88 ans qu’elle épousa alors qu’elle n’en avait que 26. Mais les voisins de Nygard estiment qu’il fait trop de bruit, notamment le milliardaire Louis Bacon, un financier de New York qui le poursuit en justice pour nuisances sonores et environnementales. Nygard s’en fiche ; il est sûr d’être protégé par l’establishment qui défile chez lui, attiré par les très jeunes filles qu’il recrute sur place ou fait venir d’ailleurs. Ce qui se passe derrière les hauts murs de Nygard Cay est devenu un secret de Polichinelle. « Tout le monde savait qu’il faisait son marché dans les quartiers pauvres de Nassau », nous assure un chauffeur de taxi qui avoue regretter d’avoir convoyé chez lui des adolescentes.

Selon la psychologue Shannon Moroney, Peter Nygard est un « mégalomane narcissique » qui se croit au-dessus des lois. En 1980, déjà, il avait été poursuivi pour viol. Mais au tribunal, l’accusatrice, âgée de 18 ans, a subitement refusé de témoigner et le procès a été annulé. Il s’en est sorti en se proclamant victime du système judiciaire canadien. « Tous ses ennemis, il les a écrasés ou les a fait taire », résume la journaliste d’investigation Melissa Cronin, auteure du livre « Predator King » (« Le roi des prédateurs »). Selon elle, Nygard règnerait par la peur grâce à son armée d’avocats et à ses connexions haut placées dans la police. Mais il commet une erreur : celle de se croire toujours intouchable après 2017, alors que le PLP, le parti où il a tant de soutiens, a perdu le pouvoir… Louis Bacon, le richissime voisin dérangé par son vacarme, crée l’association de soutien aux victimes de crimes sexuels qui contacte l’avocat Gutzler via un de ses confrères de Floride. « Pour mener l’enquête, nous raconte ce dernier, je me suis rendu sur place avec une équipe d’investigateurs. Nous avons ainsi réussi à convaincre dix femmes de porter plainte. »
Jusqu’au début de cette année, son nom scintillait en néons bleus à Times Square
Cette offensive est à l’origine d’un tsunami judiciaire. Une centaine d’autres victimes veulent se joindre à la plainte. Mais le plus incroyable, c’est quand Kai Nygard, un des fils du prédateur, décide d’aider l’avocat. Cet activiste, défenseur des droits de l’homme et de l’environnement, nous explique pourquoi : « Quand j’ai découvert la plainte, je me suis dit que je ne pouvais pas, en conscience, protéger mon père. Il me l’a demandé, mais j’ai refusé. Je me fiche qu’il me déshérite. Autrefois, j’étais fasciné par lui, je l’admirais. Je le trouvais charismatique, créatif, intelligent, drôle, passionné, travailleur. Ce père-là est mort. J’ai découvert un as de la manipulation qui m’avait caché beaucoup de choses, par exemple l’existence de mes frères. Peut-être a-t-il un vrai problème mental. »
Kai a changé de nom ; il porte désormais celui de sa mère, Bickle. Les employés de la Nygard International, l’empire paternel, qu’il a joints, ont tout révélé à l’avocat Gutzler. Certains lui auraient confirmé les viols. Une salariée révèle aussi que Peter Nygard est fasciné par Hitler : « J’étais chargée de lui trouver des vidéos », confiera-t-elle à l’avocat. Selon cette même employée, Peter Nygard a aussi un intérêt particulier pour Jim Jones, fondateur de la secte du Temple du peuple, à l’origine du suicide collectif de plus de 900 personnes en 1978… Bientôt, Kai n’aura plus qu’une obsession : envoyer son père en prison « pour qu’il n’échappe plus à la justice ». C’est désormais chose faite. Peter Nygard croupit dans une cellule canadienne surveillée en permanence : pas question qu’il se suicide comme Jeffrey Epstein. Il nie en bloc les accusations dont il est l’objet et s’estime victime d’une cabale orchestrée par son ex-voisin, Louis Bacon. Jane, son accusatrice, obtiendra peut-être sa condamnation. Mais sûrement pas ses excuses. Par la voix de son avocat, Jay Prober, il s’est dit particulièrement déçu. Par une personne : son fils. Kai était justement son préféré.